L’homme et l’oiseau

Vous l’entendez ?… (chants de merle diffusés)
Peut-être le reconnaissez-vous ?

C’est un merle noir, turdus merula, un des plus grands virtuoses de nos jardins et de nos villes. L’écouter chanter, de mars à juillet, à l’aube ou au crépuscule, est un moment de grâce absolue et, pour moi, une formidable leçon de musique.

Quand j’étais enfant, le monde des oiseaux me passionnait, m’enchantait, je passais des heures entières à les observer, les écouter…

Là, c’est une grive (un chant de grive se mêle à celui du merle) la bien-nommée grive musicienne, turdus philomelos, cousine du merle, compositrice et improvisatrice de génie. Chaque année, un couple de grives nichait chez mes parents, leur nid posé au sommet d’une vieille échelle en bois. J’en étais le garde du corps, veillant à ce qu’aucune créature humaine ou féline ne vienne troubler cette maternité ailée. Chaque chant d’oiseau m’apparaissait comme une langue idéale, universelle, une langue originelle, d’avant la tour de Babel, d’avant la guerre des mots à laquelle se livrent les humains depuis que le langage existe. Mais la musique des humains, elle, me semblait tenter de rejoindre cette langue primordiale que les oiseaux parcouraient avec tant de naturel et de talent.

Une vingtaine d’année plus tard, je suis à Palerme, dans le Parco Villa Pantelleria où va se donner en plein-air le spectacle « Ex machina » de la compagnie Charleroi-Danse dont j’ai composé la musique que je joue seul au violoncelle. Je suis arrivé à l’avance pour me mettre en doigt, à l’ombre, sous des arbres monumentaux. Je suis là sous des ficus géants à répéter les pièces que je vais jouer durant le spectacle. Dans une de ces pièces, le violoncelle produit un son très doux et très aigu, répétés plusieurs fois, des sons harmoniques. Je travaille ce passage délicat. Quand je suis au violoncelle, les sons que je joue me soustraient à la réalité ambiante, le son m’enveloppe, lui seul compte, le monde disparaît. Je suis en train de répéter ces harmoniques, quand soudain je me rends compte que quelqu’un  d’autre joue aussi ces sons aigus, pratiquement pareils, je m’arrête, les sons s’arrêtent, je reprends, ils reprennent, je les varie légèrement, l’autre musicien les modifie lui aussi, je cherche d’où viennent ces sons… Ils viennent du sommet d’un des arbres sous lesquels je me trouve. Je cherche du regard et découvre mon partenaire, je le reconnais, c’est un mainate, prince des imitateurs, inventeurs de panoplies sonores infinies, capable de s’approprier tous les sons, toutes les paroles, et capable de devenir ici un étonnant violoncelliste, subtil partenaire, maîtrisant l’art du dialogue musical tel un chambriste émérite. Ce magnifique oiseau au plumage noir de jais, cousin exotique de notre étourneau sansonnet vit en Amérique centrale et en Asie du sud-est mais ses talents d’imitateurs hors-pair en ont fait un oiseau très convoité dans nos contrées où il vit en captivité. Celui-là avait du s’échapper et profiter du climat propice de la Sicile pour chercher des partenaires musiciens avec qui faire une jam. Je me rends compte qu’il ne fait pas qu’imiter mon jeu, une musique nouvelle se crée entre lui et moi. Une sonate d’un genre nouveau composée par un homme et un oiseau. Cela dure très longtemps, ni lui ni moi ne nous lassons, il ne quitte pas sa branche ni moi mon archet. Cette improvisation à deux est fabuleuse, mon ami le mainate redouble d’inventivité, je m’efforce de le suivre. Je me dis que ce merveilleux partenaire m’emmène dans un monde inouï où fusionne tout ce qui vit et vibre sur notre planète. Nous filons des heures heureuses, ni lui ni moi n’avons envie de mettre un terme à notre récital en duo. Mais le couperet du temps horloger vient brutalement mettre un terme douloureux à ce merveilleux dialogue . Je n’ai pas vu le temps passer. Le spectacle va bientôt commencer. Je dois sans ménagement prendre congé de mon délicieux collègue. Sans pouvoir lui dire combien il m’a bouleversé, combien je l’aime, je quitte avec une profonde tristesse cet ami infiniment précieux.

Je me dis alors que ce serait beau de composer une symphonie mêlant aux chants d’oiseaux des instruments classiques et de permettre aux oiseaux d’en être les solistes, accompagnés par un orchestre d’êtres humains destiné à mettre en valeur leur incomparable virtuosité.

Quelques années plus tard je me suis attelé à ce projet, j’ai enregistré de magnifiques chants d’oiseau, les ai traités de telle manière qu’il puissent entrer en correspondance harmonique et mélodique avec une écriture destinée à orchestre d’instruments à cordes. La pièce s’appelle The Prey’s Prayer, la prière de l’oiseau de proie, c’est elle que vous entendez maintenant. Pour arriver à faire dialoguer les oiseaux et les instruments j’ai travaillé ces chants d’oiseux dans un studio électronique spécialisé au centre de Lyon. J’y travaillais en plein mois d’août 2003 pendant cette terrible canicule qui fit tant de victimes. Le soir en rentrant du studio vers minuit je découvre gisant sur le tarmac, un martinet, vous savez les martinets sont ces oiseaux exubérants au vol acrobatique et aux cris stridents, îîî îîî îîî, le martinet noir est très présent dans nos villes où on le confond souvent avec les hirondelles. Celui-ci est inerte mais vivant, sans doute épuisé et déshydraté. Je l’emmène dans ma chambre d’hôtel où durant la nuit je lui humecte le bec toutes les heures. Le matin je trouve dans une pharmacie spécialisée des aliments surprotéinés pour oiseaux affaiblis. J’emmène le martinet au studio dans une caisse en carton. Mais arrivé au studio je me rappelle que je devais travailler ce jour-là sur des chants de rapaces, notamment de faucons pèlerins, prédateurs redoutés par les martinets. Je dois donc trouver un local isolé de ces sons de faucons qui l’auraient terrorisé mais il me faut toutes les demi-heures le nourrir et l’abreuver. Au fil des heures le martinet reprend force et vigueur. Je l’examine, ses ailes sont intactes, il pourra vraisemblablement voler à nouveau. La particularité des martinets est qu’ils ne se posent jamais au sol. La taille de leurs pattes, très courtes, et celle de leurs ailes, très grandes, rendent leur essor très malaisé. Il s’agira donc de lui permettre de s’élancer d’un promontoire. Je décide de tenter la chose du milieu de la passerelle du Palais de Justice, sur le Rhône, sans voitures. Au moment où j’arrive sur la passerelle un orage se rapproche du centre-ville, il n’y a plus a hésiter. Je sors le martinet de sa boîte, je lui dis : tu vas y arriver, tu vas voler à nouveau, tu vas rejoindre les tiens et, après plusieurs tentatives interrompues par l’angoisse de le voir tomber sans pouvoir battre des ailes, je le lance dans le vide… Il tombe … pendant une seconde interminable. Mais non, il  vole ! Il fait de splendides arabesques aériennes. Je suis en larmes. Il part au loin puis revient et passe juste au dessus de ma tête en poussant ces cris si caractéristiques dont je comprends pour la première fois le sens : mercîîî mercîîî mercîîî…

Adieu, l’oiseau.
Chante la vie.

Lu dans le cadre de « Live Magazine » mors du Festival « Les innattendues », Tournai, 2018

Agenda

CompositeurSon et méditationVioloncelliste02/11/2024 19:00

Concert-rencontre au Centre d’Art et Spiritualité de Sens fondé par Hélène Tysman

| Centre d'Art et Spiritualité de Sens (Bourgogne 89) | Jean-Paul Dessy
Chef d'orchestre08/11/2024 20:00

Concert-performance circassienne dans le cadre du Festival Artonov proposant des oeuvres de Stravinsky et de Martin Loridan en collaboration avec le Conservatoire Royal de musique de Bruxelles et l’Ecole supérieure des arts des cirque de Bruxelles

| Octuor à vent du conservatoire de Bruxelles | En savoir+
Son et méditationVioloncelliste09/11/2024 12:00 > 10/11/2024 16:00

Atelier Son et méditation dans le cadre du Forum A Ciel Ouvert

| Centre des Congrès Aix-les-Bains | Jean-paul Dessy | En savoir+
Compositeur17/11/2024 11:00

Philia pour violoncelle seul par Pierre Fontenelle dans le cadre du Brussels Cello Festival

| Flagey Studio 1 | Pierre Fontenelle Violoncelle | En savoir+
Compositeur18/11/2024 20:00

Création de DSCH, Sonate pour alto et piano, par Maxime Désert, alto, et Marianne Marchal, piano. dans le cadre du Festival Ars Musica.

| Centre Culturel d'Uccle | Maxime Désert, Alto et Marianne Marchal, piano

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